Une analyse critique de la proposition européenne sur la déforestation importée

Le projet de la Commission Européenne pour bannir la déforestation importée associée à certains produits agricoles a été dévoilée le 17 novembre. La proposition de la Commission prévoit qu’avant de mettre un produit sur le marché européen, chaque entreprise soit tenue de garantir qu’il n’est pas lié à un territoire ayant été déboisé après le 31 décembre 2020, en géolocalisant les parcelles où il a été produit et en mettant en place un système de traçabilité.

 

Outre l’obligation de diligence raisonnée, les trois principaux éléments de ce projet de règlement sont :

 

  • La date de prescription de la déforestation (date-butoir ou cut-off date) est le 31/12/2020 ?
  • La définition des forêts est celle de la FAO (10% de couvert forestier sur une surface minimale de 0,5 ha, avec des arbres – pas des palmiers à huile)
  • La surprise vient de l’inclusion de la dégradation en plus de la déforestation.

 

Commentaires :

  • La date du 31/12/2020 est plus qu’un compromis, c’est le « haut » de la fourchette évoquée il y un mois (« entre 2015 et 2020 »). Le Parlement Européen avait voté en 2020 une résolution qui conseillait que la date de 2015 soit retenue. Une certification produit comme Rainforest Alliance a adopté la date de 2014 dans leur standard révisé de 2020. La date proposée par la Commission est clairement un geste envers les industriels importateurs (et les pays producteurs) qui demandaient justement une date très récente. Mais cela « amnistie » beaucoup de déforestation récente (au Brésil par exemple), alors que des pays à faible déforestation (comme le Gabon) feront remarquer qu’ils seront relativement plus pénalisés car ils souhaitent développer leur agriculture maintenant.
  • Beaucoup de pays ont adopté un seuil de 30% de couvert arboré pour définir les forêts. En mettant un seuil à 10% pour définir les produits zéro déforestation, on va se trouver dans la situation où des productions jugées légales dans le pays d’origine (la conversion a pu concerner un écosystème à 20% de couvert, par exemple) seront reconnues légales mais inacceptables par l’UE, et, en principe, ne pourront pas être importées. Cela va créer de fortes tensions commerciales (avec représailles possibles sur les Airbus, etc.). Cette idée de n’avoir qu’une seule définition de la forêt pour tous les pays (la même pour le Gabon et le Burkina !) et tous les biomes, pose un problème évident de réalisme. Il faudrait examiner les choses au cas par cas, biome par biome. Mon avis est qu’il vaudrait mieux s’appuyer sur des certifications (qui seraient sélectionnées par l’UE) qui ont développé des critères zéro déforestation (en adoptant, par exemple, l’approche High Carbon Stock, dont c’est la raison d’être – mais elle n’est pas encore déployée partout).
  • En même temps, le fait d’avoir un seuil de 10% risque de laisser passer la conversion nombreuses parties de savanes boisées comme les cerrados brésiliens, en champs de soja. En effet, ces savanes riches en biodiversité et avec de fortes quantités de carbone dans leurs sols sont souvent en dessous du seuil de 10%.  La SNDI française a pris en compte ce cas de figure puisqu’elle se prononce contre la conversion d’écosystèmes naturels, même non forestiers. La CE annonce qu’elle envisagera cette extension dans un second temps. Il faut cependant noter qu’adopter une mesure générale « pas de conversion d’écosystèmes naturels » (laquelle vise essentiellement à protéger les cerrados brésiliens) irait à l’encontre des orientations proposées par CAFI (Initiative pour les Forêts d’Afrique Centrale) pour que les grandes cultures (palmier à huile notamment) soient développées dans les savanes (donc des écosystèmes naturels, tout comme les cerrados). En fait, il existe au Brésil d’immenses surfaces de pâturages dégradés et abandonnées qui pourraient être réhabilitées pour accueillir de nouvelles cultures ou plantations, mais ces surfaces n’existent pratiquement pas dans le Bassin du Congo. La prise en compte du contexte sera donc déterminante pour de décisions intelligentes et éviter les effets pervers, mais il n’est pas évident qu’une grosse machine bureaucratique comme la CE soit capable de « faire dans la dentelle » (les certifications indépendantes feront certainement mieux).
  • La prise en compte de la dégradation semble résulter d’un lobby d’ONG anti-exploitation forestière. La définition de la dégradation est très floue (le dernier rapport FRA 2020 de la FAO ne propose même plus de définition, il laisse cela aux pays). Dans certaines définitions de la dégradation, il faut conserver la composition initiale des essences, la structure d'âge ou le taux de répartition d'un peuplement forestier, toutes choses qui sont modifiées par une exploitation sélective, même maîtrisée et certifiée (sans compter les émissions de CO2 liées aux routes, aux récoltes et aux dégâts liés à l’exploitation). C’est dont une épée de Damoclès qui pèse sur les bois tropicaux, puisque ce sont surtout eux qui sont concernés (mais aussi le cacao agroforestier, si le point de départ est une forêt intacte). La Commission garde par ailleurs le régime APV-FLEGT qui concerne le bois, donc cela ne veut pas dire qu’il y aura arrêt des importations de bois tropicaux, mais des ONG pourront remettre le sujet sur la table à tout moment et demander à l’UE d’être cohérente vis-à-vis de ce critère de non-dégradation.
  • Le « benchmarking risque » des pays pour proportionner le niveau de diligence raisonnée en fonction du risque-pays. Si cette approche est intellectuellement correcte, elle risque néanmoins de décourager les importateurs voulant s’approvisionner dans des pays comme le Cameroun, le Cambodge ou la RDC, vu l’effort à fournir en termes de garanties. Comme l’UE ne veut pas faire confiance à des certifications « zéro déforestation » pour permettre de déclarer le produit « risque négligeable », cela pénalisera les producteurs « propres » dans des contextes de « gouvernance difficile ». Une pénalisation collective, en quelque sorte.

Alain Karsenty, 18/11/2021

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