Récit d’une rencontre entre l’homme et l’éléphant – ATIBT

Dans ce récit publié à l’initiative de l’ATIBT, Nicolas Bayol raconte une impressionnante rencontre avec un éléphant, il y a 20 ans au Gabon. 8 février 2022, mon deuxième anniversaire : voilà 20 ans que je revis, depuis qu’un éléphant m’a attaqué et blessé. J’en profite pour publier une version complétée du récit de cette aventure.

 

 

8 février 2002, dans les Monts de Cristal. Je suis sur la concession du Haut-Abanga, en mission pour superviser les équipes d'inventaire d'exploitation que nous venons avec Rougier Gabon de lancer afin d'améliorer la planification de l'exploitation.

 

Avec Emmanuel, un jeune ingénieur gabonais formé à l'Ecole du Cap Esterias, nous avons rejoint tôt dans la matinée notre équipe en forêt. Je n'ai pas pris de petit déjeuner, je n'en prends pas quand je me lève de bonne heure sur le chantier. Le travail se passe bien même si l'équipe n'a pas encore atteint le rythme visé.

 

Un peu avant 14 heures, nous prenons le chemin de retour pour rejoindre la voiture. La zone ayant déjà été exploitée par la précédente entreprise opérant sur la concession, nous profitons d'une ancienne piste de débardage pour marcher plus facilement que sur les layons d'inventaire, difficilement praticables dans cette forêt dense et vallonnée. Les éléphants font le même raisonnement et leurs traces sont nombreuses sur la piste.

 

Dans une descente, je signale à Emmanuel une forte odeur de fermentation, Emmanuel me montre le houppier d'un "Andok" que l'on aperçoit à une vingtaine de mètres de la piste, les mangues sauvages tombées de l'arbre pourrissent au sol. Emmanuel me rappelle que les éléphants sont friands de ces fruits qui les enivrent. Quelques secondes après avoir dépassé l'arbre, un grand vacarme nous fait sursauter dans la forêt déjà grouillante des bruits d'insectes. Un éléphant était là, à quelques pas, et nous ne l'avions pas vu, malgré sa taille, camouflé dans le sous-bois. Le géant de la forêt, jusqu'alors si discret, écarte ou écrase les arbustes, et les marantacées (plantes herbacées abondantes dans ce sous-bois). Un "broussard" aurait certainement senti, vu ou entendu l'éléphant, mais nous sommes finalement deux citadins, devenus ingénieurs forestiers, qui ne pourrons jamais apprivoiser la forêt et ses habitants comme le font les villageois de ce grand pays vert, boisé à plus de quatre-vingt-cinq pour cent.

 

Nous courons pour fuir le danger, cependant je n'ai pas encore vraiment peur, j'ai déjà subi des charges d'intimidation, je pense que l'animal a pour seul but de nous éloigner. Je me remets donc après quelques secondes à marcher, j'ai eu certainement tort, peut-être la suite de l'histoire aurait été différente si j'avais eu plus tôt une peur salvatrice. Emmanuel lui n'a pas fait la même erreur, il a poursuivi sa course et m'a laissé seul derrière.

 

Cette fois-ci c'est un barrissement qui résonne. Et là je sens que je n'ai pas affaire à une charge d'intimidation. Pourquoi, je ne saurais le dire, peut-être le fait que l'éléphant insiste et m'ai suivi ou bien je sens son énervement dans la tonalité de son cri.

 

Alors je détale, je dévale la pente, toujours sur la piste de débardage. L'éléphant est là, il me suit, se rapproche peut-être, je ne sais pas, je ne l'ai pas vu encore, je regarde devant et essaie de ne pas trébucher sur les arbustes. Un gros tronc là, devant moi, je me cache derrière, me plaque contre l'arbre, tente de reprendre mon souffle et tend l'oreille. L'éléphant est là, tout près, probablement il lève sa trompe pour me retrouver grâce à son odorat très développé. Je l'entends gronder, pour la première fois de ma vie j'entends ce grondement sourd par lequel les éléphants communiquent. Combien de temps restons-nous là, de part et d'autre de cet arbre immense. Le temps n'existe plus en ce début d'après-midi, le monde est figé et je ne saurais dire si chacun des séquences de cette aventure a duré dix secondes ou cinq minutes.

 

Puis l'éléphant me sent, c'était inévitable, comme cela pouvait-il finir autrement ? Je n'ai fait que rester suspendu quelques temps à l'attente que mon odeur ne parvienne à ses narines. Il court, j'ai l'impression que la scène se passe au ralenti et plus tard le directeur d'exploitation de Rougier Gabon m'en fera un dessin humoristique, l'éléphant contourne le tronc, enfin je crois, je ne sais plus, je suis dans un rêve ? Je reprends la course, mais comment pourrais-je rivaliser avec le roi de la forêt dans son élément ? Ce serait déjà difficile en terrain découvert, mais là il écrase les branches sur lesquelles je trébuche ou que je dois enjamber. Ma seule chance serait qu'il me perde de vue, qu'il a très mauvaise, mais il est trop près. Je quitte la piste et tente de remonter la pente de la colline, il est là, toujours plus près, irrémédiablement toujours plus près.

 

Alors toujours dans ce halo brumeux qui entoure mon esprit, à demi-inconscient peut-être et pourtant paradoxalement maintenu en alerte par la proximité du danger, je tombe ou bien je me jette par terre dans un dernier espoir d'échapper, je ne sais pas. Et l'éléphant est littéralement sur moi, sur mon dos, de tout le poids de son front. Probablement tente-t-il de planter ses défenses dans mon dos, mais ses défenses sont courtes et j'ai conservé le sac à dos qui me protège et peut-être me sauve. J'avais aussi gardé ma machette à la main en courant, pourquoi ? J'aurais pu m'éventrer. Elle est projetée à côté de moi, comme la carte et la boussole que j'ai dans l'autre main et ma montre.

 

Ai-je perdu connaissance ? Je ne crois pas, ou pas longtemps, mais comment savoir ? Je suis estomaqué, ou alors plutôt « époumoné », j'ai le souffle coupé. Quand je me retrouve mes esprits, je m'assois, difficilement, je rassemble mes affaires, et je reste là, longtemps, à haleter et me remettre de la terreur que je viens de vivre. Alors j'entends un bruissement de feuilles dans le brouhaha des insectes, presque imperceptible, je suis aux aguets, mon agresseur est-il encore dans les parages ? Ou bien suis-je tellement bouleversé que le moindre son de cette forêt toujours bruyante me terrorise.

 

Non il y a bien un bruit anormal, je le localise. Et là, à peut-être vingt mètres, ou moins, il est là, caché de nouveau comme un lutin qui se dissimulerait aux yeux des humains, il me regarde, il hoche la tête. Que veut-il ? Comment peut-il encore réagir ? Enfin, je le vois, jusque-là je n'avais qu'aperçu furtivement une ombre. Le voir apaise un peu ma terreur, me le rendant plus réel, mois monstrueux. L'invisible fait toujours plus peur. En réalité, je ne fais que l'entrapercevoir à travers les feuillages, et surtout je vois son œil et ce regard si particulier. C'est un "assala", un éléphant de forêt, petit relativement à ceux de savane, une femelle surement, avec des défenses très courtes. Il remue la tête de droite à gauche comme s'il voulait me dire non, ne viens pas de ce côté.

 

L'éléphant est placé sur le chemin le plus court que je devrais emprunter pour revenir vers la route, je décide de m'éloigner à l'opposé. Tout d'abord en rampant, encore abasourdi, je commence à sentir des douleurs à la poitrine. Je me relève et marche lentement, très lentement, la jambe me fait mal, surement un nerf qui a été coincé, je glisse. Je fais un détour pour être sûr de ne pas revenir vers mon assaillant. A chaque bruissement je frissonne de terreur et mon pouls s'accélère mais ce ne sont que des bruits de feuilles dans le vent. Il me faut une heure pour faire huit cents mètres et revenir à la voiture. Je monte à la place du conducteur, je démarre, je roule au pas, quelques dizaines de mètres avant de trouver la voiture du chef de site, alerté par Emmanuel qui a couru jusqu'au chantier d'exploitation à une dizaine de kilomètres. Le chef de site et quelques autres personnes du chantier sont partis à ma rencontre en forêt, je klaxonne, ils arrivent, et là, me sachant enfin pris en charge, je m'effondre, je renonce à tout effort et je réalise enfin ce qui vient de m'arriver.

 

Nous rentrons à la base de Babylone, je serais évacué le lendemain vers Libreville puis quelques jours plus tard vers la France, avec une fracture à une côte et un pneumothorax. Pneumothorax que le gynécologue qui a observé ma radio floue devant un maigre néon, la cigarette à la bouche, n’avait pas diagnostiqué. Les agents de l'hôpital du Puy-en-Velay doivent encore garder en mémoire ce jeune patient arrivé chez eux après avoir été agressé par un éléphant, la nouvelle de la venue de ce patient peu ordinaire dans mon Auvergne natale a traversé tout l’hôpital comme une trainée de poudre.

 

Après un mois de convalescence, je repartirais au Gabon, puis en forêt. Pourtant le jour de l’accident j’ai pensé ne jamais plus avoir le courage de reprendre le chemin des sous-bois tropicaux africains. La forêt n'est plus la même, elle m'est devenue hostile, me terrorise à chacun de ces mouvements, elle joue à m'effrayer. Revenu sur le chantier de Babylone, chaque nuit avant d'aller l'affronter je dors mal, voire pas du tout. Mais je ne veux pas renoncer, la forêt, c'est mon métier et ma passion. Deux fois, à peine retourné sur Babylone, sur l'autre rive de la rivière Abanga, je suis chargé de nouveau, par des groupes d'éléphants. Je me souviens de la deuxième fois surtout, nous nous cachons derrière un talus, mon chef d'équipe qui connaît bien la forêt est capable de suivre le déplacement des éléphants en les écoutant, de sentir le danger et de réagir en tenant compte aussi du vent, les éléphants s'éloignent, nous reprenons la voiture pour entrer dans une autre parcelle, mais là je ne suis pas l'équipe, j'ai eu mon compte. De nouveau, une deuxième fois dans la journée, ils seront chargés et devront fuir.

 

La forêt paraît pleine de danger, c'est un milieu hostile qui fait peur aux hommes, même aux Africains qui vivent au cœur des massifs mais en s'aménageant des ouvertures, sauf aux pygmées peut-être qui ont su l'apprivoiser. Les éléphants sont loin de représenter le plus grand danger de la forêt, le plus souvent ils s'enfuient en entendant l'homme arriver. Les serpents, on n'en voit presque jamais, surtout quand on ne sait pas les voir comme moi. Les buffles peuvent être agressifs et vous encorner quand ils sont blessés, les gorilles attaquent parfois et mordent quand ils se sentent en danger. Les êtres les plus dangereux de la forêt, ce sont finalement les arbres, dont les branches, tombant de plusieurs dizaines de mètres de hauteur peuvent fracasser les crânes.

 

Dans cette forêt du Haut-Abanga, à cette époque, les assalas sont particulièrement agressifs. Avant ma rencontre douloureuse, notre équipe avait été poursuivie jusqu'auprès du camion de transport du personnel. On peut croiser des éléphants sur les pistes entre deux passages de débardeurs, ils sont donc étonnamment peu effrayés par le bruit des engins. Même des abatteurs ont été dérangés malgré le vacarme de leurs tronçonneuses. Et les campements de Rougier Gabon étaient visités régulièrement par les pachydermes, qui peuvent même, la nuit, planter leurs défenses dans les cloisons de contreplaqué des cases ou passer leur trompe sur les terrasses pour attraper un fruit. Les champs des travailleurs et de leurs familles sont ravagés, les accidents ne sont pas rares, certaines agricultrices ont été attaquées et blessées. La seule solution qui a pu être efficace, c'est de construire des clôtures en empilant des grumes ou de creuser de profonds fossés autour des champs.

 

Pourquoi cet éléphant m'a-t-il chargé ? Pourquoi ne m'a-t-il pas piétiné et s'en est-il allé ? Pourquoi les éléphants de cette forêt sont-ils si agressifs ? Les personnes à qui j'en ai parlé ont émis diverses hypothèses. Il s'agissait peut-être d'une femelle cherchant à protéger son éléphanteau ou bien d'un éléphant saoulé par les fruits fermentés. Les éléphants de la contrée se remémoreraient des actes anciens de braconnage, je n'y crois pas vraiment, le braconnage n'a jamais dû être intense de ce côté, même si je suis un jour tombé sur une carcasse aux défenses coupées et si un habitant de Babylone s'est "amusé" un temps à piéger les éléphants avec des câbles de débardage. J'ai ma propre théorie qui n'est qu'une théorie, je ne prétends pas être un spécialiste. Les forêts à marantacées des berges de l'Abanga attestent probablement d'une occupation humaine importante il y a quelques décennies, les habitants seraient partis ensuite s'installer au bord de la route Nationale plus au sud. Les éléphants auraient pris possession des lieux et y trouveraient une nourriture abondante et une quiétude qui ne les incitent pas à se déplacer sur de longues distances comme le font souvent leurs congénères. Ces éléphants seraient devenus très territoriaux et défendraient leur forêt ?

 

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